20
Compromis
Tout était prêt.
Mon sac en prévision de ma visite de deux jours chez les Cullen attendait sur le siège passager de ma camionnette. J’avais donné les billets du concert à Angela, Ben et Mike, lequel comptait y inviter Jessica, exactement comme je l’avais espéré. Billy avait emprunté le bateau du vieux Quil Ateara et proposé à Charlie une partie de pêche avant le match de l’après-midi. Collin et Brady, les deux plus jeunes membres de la meute, restaient sur place afin de protéger La Push, bien qu’ils ne fussent encore que des enfants de treize ans. Mais bon, Charlie serait plus en sécurité que quiconque à Forks.
J’avais fait mon maximum. Du moins, je tâchai de m’en persuader, comme j’essayais d’écarter de mon esprit ce qui ne dépendait pas de moi, pour ce soir en tout cas. D’une façon ou d’une autre, les choses seraient terminées d’ici quarante-huit heures, ce qui était presque réconfortant. Edward m’avait ordonné de me détendre. Là encore, j’allais agir au mieux.
— Rien que pour ce soir, pourrions-nous tenter d’oublier ce qui n’est pas seulement toi et moi ? avait-il plaidé en me dévastant de son regard ravageur. J’ai le sentiment de ne jamais vivre assez de moments semblables. J’ai besoin d’être avec toi. Juste toi.
C’était une demande peu difficile à satisfaire, même si j’avais conscience qu’étouffer mes peurs était plus facile à dire qu’à faire. Toutefois, j’avais d’autres choses en tête pour l’instant – savoir que cette nuit qui nous appartenait m’aiderait.
La situation avait changé – j’étais prête à rejoindre les rangs de sa famille.
L’angoisse et la culpabilité qui me tenaillaient depuis des jours avaient eu le mérite de m’apprendre au moins cela. J’avais eu l’opportunité d’y réfléchir – alors que, vautrée sur un loup-garou, je contemplais la lune derrière les nuages – et j’étais sûre que je ne m’affolerais plus. La prochaine fois qu’une tuile nous tomberait dessus, je serais prête. C’était un avantage, pas un handicap. Il n’aurait plus jamais à choisir entre moi et les siens. Nous deviendrions des partenaires, à l’instar d’Alice et Jasper. La prochaine fois, je jouerais mon rôle. J’attendrais qu’ait disparu l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de ma tête, afin de ne pas fâcher Edward. Sauf que ce ne serait pas nécessaire – j’étais prête.
Seule une pièce manquait.
Car certaines choses n’avaient pas changé, notamment l’amour désespéré que j’éprouvais pour lui. J’avais largement eu le temps de penser aux implications du pari passé entre Jasper et Emmett, de décider ce que j’étais d’accord pour perdre avec mon humanité et ce à quoi je refusais de renoncer. Je savais quelle expérience humaine je désirais vivre avant de me transformer en immortelle.
Bref, nous avions quelques petits détails à régler, ce soir. Après tout ce que j’avais subi ces deux dernières années, je ne croyais plus au mot « impossible ». Il allait en falloir plus pour m’arrêter, à ce stade. Bon, d’accord… pour être honnête, ça risquait d’être beaucoup plus compliqué que cela, mais j’étais déterminée à essayer.
Pourtant, je ressentis une certaine nervosité en remontant l’allée qui menait à la villa blanche. Non que j’en fusse surprise, car j’ignorais complètement comment j’allais m’y prendre. Assis à côté de moi, il s’efforçait de retenir le sourire que lui arrachait ma lenteur. Il n’avait pas insisté pour conduire, ce qui m’avait un peu étonnée. Ce soir, se conformer à ma vitesse d’escargot ne lui posait aucun problème apparemment.
Nous atteignîmes la maison après le crépuscule ; toutes les fenêtres étaient éclairées. Je coupai le contact, et il m’extirpa de mon siège tout en s’emparant de mon sac d’un même mouvement. Il m’embrassa, referma la portière d’un coup de pied. Sans rompre notre baiser, il me porta jusqu’à la demeure. La porte était-elle déjà ouverte ? Je n’en sus rien, et me retrouvai à l’intérieur, en proie au vertige. Je dus me souvenir de respirer.
Ce baiser ne m’effraya pas, contrairement au jour de la remise des diplômes, lorsque j’avais senti sa peur l’emporter. Ses lèvres étaient calmes tout en étant avides. Il paraissait aussi enthousiaste que moi à l’idée de la nuit qui nous attendait. Il continua de m’embrasser durant quelques minutes, dans le hall. Il était moins sur ses gardes que d’ordinaire. Un optimisme mesuré s’empara de moi. Finalement, j’allais peut-être obtenir ce que je voulais sans trop de difficultés. Las ! En riant doucement, il m’écarta et me tint à bout de bras. Ça allait être tout aussi ardu que prévu.
— Ma façon de te souhaiter la bienvenue ! chuchota-t-il, ses prunelles ruisselant d’un ambre liquide et fauve.
— Super, haletai-je.
Il me déposa tendrement par terre. Je l’enlaçai aussitôt, refusant de le laisser s’éloigner.
— J’ai quelque chose pour toi.
— Ah bon ?
— L’occasion, tu te souviens ? C’est permis, tu l’as dit.
— Si tu insistes…
Mes réticences l’amusèrent.
— L’objet en question est dans ma chambre. Suis-je autorisé à monter le chercher ?
Sa chambre ?
— Naturellement, opinai-je en nouant mes doigts aux siens. Allons-y.
Il devait être très pressé de m’offrir ce non-cadeau, car il me reprit dans ses bras et survola littéralement les escaliers. Il me déposa sur le seuil de la pièce et fila vers son armoire, revenant avant que j’aie eu le temps de faire un pas. Je grimpai sur l’immense lit doré, me glissai au centre et me roulai en boule.
— Bien, marmonnai-je, montre-moi un peu ça.
Maintenant que j’étais où je voulais être, je pouvais jouer les maussades. Il me rejoignit. Mon cœur se mit à battre de manière désordonnée. Avec un peu de chance, il prendrait cela pour une réaction au présent qu’il me donnait.
— De la récupération, me rappela-t-il gravement.
Il s’empara de mon poignet gauche, effleura un instant le bracelet d’argent puis me relâcha. J’inspectai prudemment le bijou. À l’opposé du loup pendait un cœur en cristal aux mille facettes qui renvoyaient la lumière diffuse de la lampe de chevet. J’en restai coite.
— Il appartenait à ma mère, murmura Edward. J’ai hérité quelques babioles de ce genre. J’en ai distribué à Esmé et Alice. Rien de bien exceptionnel, donc. Mais j’ai pensé qu’il serait un juste symbole. Il est dur et froid, et il étincelle au soleil.
— N’oublie pas le plus important – il est magnifique.
— Mon cœur est aussi silencieux que ce pendentif. Comme lui, il t’appartient.
— Merci, dis-je en tournant mon poignet çà et là afin de jouer avec les reflets du bijou. Pour les deux.
— Merci à toi. Je suis soulagé que tu l’acceptes aussi facilement. C’est un bon entraînement pour toi.
Je me blottis contre lui, calant ma tête sous son bras, une sensation semblable, certainement, à celle ressentie par qui se serait niché contre le David de Michel-Ange, sauf que ma statue referma ses bras autour pour me serrer contre elle. Hum ! Débuts prometteurs.
— J’aimerais que nous discutions de quelque chose, lançai-je, et ce serait sympa que tu commences par être un peu tolérant et ouvert.
— Je promets de faire de mon mieux, répondit-il après une brève hésitation.
— Il ne s’agit en aucun cas de rompre les règles. Cela ne concerne que nous deux. Alors, voilà… j’ai été impressionnée par la façon dont nous sommes parvenus à un compromis, l’autre nuit, et je me suis dit qu’il serait bien d’essayer d’appliquer ce principe à une situation différente.
Quel formalisme ! Les nerfs, sans doute.
— Que cherches-tu à négocier ? demanda-t-il, un sourire dans la voix. Écoute ton cœur, il volette comme les ailes d’un colibri. Ça va ?
— Oui.
— Continue, alors.
— D’accord. Bon… je souhaitais aborder cette condition ridicule que tu exiges de moi.
— Le mariage n’est ridicule qu’à tes yeux. Passons. Donc ?
— Ce sujet est-il susceptible d’être discuté ?
— J’ai déjà accepté une condition énorme en convenant de m’occuper de ta transformation. Il me semble que, en échange, tu pourrais concéder à ton tour certains points.
— Je ne pensais pas à celui-là, pour moi il est acquis. J’avais en tête d’autres détails.
— Lesquels ?
— Clarifions d’abord tes exigences.
— Tu les connais.
— Le mariage.
— Pour commencer, oui.
— Parce qu’il y a plus ?
— Eh bien, puisque tu seras mon épouse, tout ce qui m’appartient t’appartiendra… comme l’argent de tes études. Ainsi, plus de problème pour aller à Dartmouth.
— Autre chose, tant qu’on est dans la veine des idioties ?
— Je ne dirais pas non à un peu de temps.
— Hors de question. Cette clause est susceptible de couper court à toute négociation.
— Un an ? Deux ans ?
— Inutile d’insister. La suite, s’il te plaît.
— C’est tout. À moins que tu aies envie de parler voitures…
Ma grimace lui arracha un éclat de rire, il prit ma paume pour jouer avec mes doigts.
— À toi, enchaîna-t-il. Je ne m’étais pas rendu compte que tu désirais autre chose qu’être transformée en monstre. Tu as éveillé ma curiosité.
Il s’exprimait d’une voix douce et légère dont la tension, ténue, m’aurait échappé si je ne l’avais pas connu aussi bien. J’examinai nos mains enchevêtrées. Je ne savais toujours pas comment aborder le problème. Je sentis ses prunelles peser sur moi, scrutatrices, et je m’empourprai, gênée.
— Tu rougis ? s’étonna-t-il en caressant ma joue. Je t’en prie, Bella, le suspense est intolérable.
Je me mordis la lèvre.
— Bella ?
— Eh bien… disons que je suis un peu soucieuse… par rapport à l’après.
— Qu’est-ce qui t’inquiète ? demanda-t-il sur un ton toujours aussi mesuré, bien qu’il se fût raidi.
— Tous autant que vous êtes, vous paraissez persuadés que la seule chose qui m’intéressera, une fois transformée, sera de massacrer les humains qui auront le malheur de croiser ma route. Je crains de ne plus être moi à force de me préoccuper autant du grabuge que je risque de provoquer… et de ne plus… ne plus te désirer comme c’est le cas maintenant.
— Ce stade ne dure pas, Bella.
Il n’avait pas saisi.
— Edward, j’aimerais que tu fasses quelque chose avant que je cesse d’être humaine.
Il attendit que je précise, je m’en abstins. Mon visage me brûlait toujours.
— Ce que tu voudras, m’encouragea-t-il, complètement à côté de la plaque.
— Juré ?
J’avais beau être consciente que tenter de le piéger au moyen des mots était voué à l’échec, je ne pus résister à la tentation.
— Oui. Dis-moi ce que tu désires, tu l’auras.
Je le regardai – il semblait sincèrement intrigué. Quant à moi, je trouvais ma maladresse complètement idiote. Trop innocente – le cœur même de cette conversation –, je n’avais pas la moindre idée de la façon dont on s’y prenait pour séduire. J’en étais réduite aux rougissements et à l’embarras.
— Toi, murmurai-je.
— Je suis à toi.
Il souriait, pas plus avancé qu’avant, tentant de croiser mon regard. Soupirant, je m’agenouillai sur le lit puis enroulai mes bras autour de sa nuque et l’embrassai. Il me rendit mon baiser, surpris mais heureux. Ses lèvres manquaient de passion, cependant, et je devinai que son esprit vagabondait ailleurs, curieux de saisir ce que le mien mijotait. Il lui fallait un indice. Je dénouai mes mains de son cou, fis courir mes doigts sur son col. Ils tremblaient tellement que je n’eus guère le temps de déboutonner sa chemise avant qu’il ne m’arrête. Sa bouche se figea, tandis qu’il reliait mes paroles et mes actes. Il me repoussa aussitôt, hautement désapprobateur.
— Sois raisonnable, Bella.
— Tu as promis, insistai-je sans beaucoup d’espoir.
— Pas cela, riposta-t-il, furieux, en se rajustant.
— Oh que si ! grondai-je.
J’ouvris le haut de mon corsage. Attrapant mes poignets, il les plaqua le long de mon corps.
— J’ai dit non.
Nous nous toisâmes.
— Tu voulais savoir ce qui me préoccupait.
— Je croyais à quelque chose d’un peu plus réaliste.
— Ainsi, tu as le droit d’exprimer des exigences ridicules comme le mariage, mais moi, je ne suis pas autorisée à parler de ce que…
Il avait emprisonné mes mains dans l’une des siennes pour coller l’autre sur ma bouche.
— Non, assena-t-il d’une voix dure.
Je respirai profondément afin de me calmer. La colère s’évanouit, laissant place à une nouvelle émotion, que je mis quelques secondes à identifier. Baissant les yeux, m’empourprant derechef, des larmes au coin des paupières, une boule dans l’estomac, j’eus soudain envie de me sauver, poussée par un sentiment de rejet très violent. C’était irrationnel. Edward n’avait jamais caché que ma sécurité était son seul souci. Mais c’était la première fois que je m’offrais à lui avec autant d’abandon. Maudissant le couvre-lit doré qui s’accordait à ses prunelles, je m’efforçai de bannir l’idée qu’il ne me désirait pas car je n’étais pas désirable. Lui soupira. La paume qui scellait mes lèvres se déplaça pour s’emparer de mon menton, qu’elle releva jusqu’à ce que je le regarde.
— Qu’y a-t-il, Bella ?
— Rien.
Au fur et à mesure qu’il m’observait, un air horrifié se dessina sur ses traits.
— Je t’ai offensée ! s’exclama-t-il, ahuri.
— Non, mentis-je.
Une fraction de seconde plus tard, j’étais dans ses bras, visage enfoui dans son épaule, bercée doucement, son pouce caressant ma joue.
— Tu sais bien pourquoi je suis obligé de refuser, murmura-t-il. Tu sais aussi combien j’ai envie de toi.
— C’est vrai ?
— Évidemment, petite sotte trop sensible ! s’esclaffa-t-il brièvement. N’est-ce pas le cas de tout le monde, d’ailleurs ? ajouta-t-il d’un ton lugubre. J’ai l’impression que les prétendants se bousculent au portillon, guettant mon premier gros faux pas. C’est à qui saura intriguer au mieux pour t’avoir. Tu es trop désirable, Bella.
— C’est toi qui dis des sottises, à présent.
Je ne voyais pas en quoi la maladresse, l’embarras et la bêtise étaient susceptibles d’éveiller le désir.
— Faut-il que je lance une pétition pour que tu me croies ? Faut-il que j’énumère les noms de ceux qui n’attendent que mon retrait ? Tu en connais certains, d’autres risqueraient de te surprendre.
— Tu essayes de me distraire, protestai-je. Revenons à nos moutons.
Il soupira.
— Je résume, repris-je, faussement détachée. Tu exiges le mariage, le règlement de mes frais de scolarité, et tu ne refuserais pas de m’offrir une voiture un peu plus rapide que la mienne. J’ai tout bon ? Sacrée liste, non ?
— Seul le premier point est une exigence. Les deux autres ne sont que de simples requêtes.
— Moi, je n’ai qu’une exigence, qui est…
— Parce que c’en est une ? m’interrompit-il en recouvrant son sérieux.
— Oui. Me marier est une épreuve. Je ne m’y résoudrai que si je reçois quelque chose en échange.
— Non, murmura-t-il suavement à mon oreille. C’est impossible maintenant. Plus tard, oui. Quand tu seras moins fragile. Sois un peu patiente, Bella.
— Ce ne sera pas la même chose quand je serai moins fragile. J’ignore qui je serai, alors !
— Tu resteras toi, Bella.
— Comment veux-tu que j’y croie, alors que je serai capable de tuer Charlie, Jacob, Angela ?
— Cela passera. Et je doute que tu auras envie de t’abreuver au sang du clébard. Même les nouveau-nés ont meilleur goût que ça.
— Sauf que ce sera ce que je désirerai le plus, du sang, encore du sang.
— Que tu sois encore vivante aujourd’hui est la preuve du contraire.
— Tu as plus de quatre-vingts ans ! Je parlais du physique, ici, pas du mental. Je sais que j’arriverai à être moi-même au bout d’un moment. N’empêche, physiquement, ma soif l’emportera sur tout le reste.
Il ne répondit pas.
— Je serai donc différente, poursuivis-je. Parce que là, maintenant, je ne désire physiquement rien d’autre que toi. La nourriture, l’eau, l’oxygène ne sont rien, en comparaison. Intellectuellement, j’ai certes d’autres priorités, mais sensuellement…
Je penchai la tête afin d’embrasser sa paume. Il respira profondément, mal à l’aise.
— Je pourrais te tuer, Bella, chuchota-t-il.
— Je ne pense pas.
Il plissa les yeux. Sa main disparut dans son dos, un bruit sec retentit, et le lit frémit. Quand il ramena sa main devant moi, il tenait une fleur, l’une des roses en fer forgé qui ornaient les montants du baldaquin. Ses doigts se refermèrent délicatement, rien qu’une seconde, puis se rouvrirent. Sans un mot, il offrit à mon regard le bout de métal tordu qui ressemblait à un morceau de pâte à modeler écrasé par un enfant. Un instant plus tard, la forme se délita en une poussière de sable noir.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, m’emportai-je. Je connais ta force. Inutile de casser les meubles.
— Que voulais-tu dire, alors ? répliqua-t-il d’une voix sombre en jetant les débris métalliques dans un coin de la chambre.
— Pas que tu ne serais pas capable de me faire du mal si tu le désirais, mais que tu ne le souhaites pas. Tu le souhaites si peu, même, que tu n’y arriverais pas, à mon avis.
Il secouait la tête avant que j’en aie terminé.
— Je ne parierais pas sur ça, Bella.
— Bah ! Tu n’en sais rien du tout !
— Exact. Raison de plus pour ne pas courir le risque, non ?
Je fixai ses prunelles. Implacables, elles ne recelaient aucune lueur d’un compromis possible.
— S’il te plaît, finis-je par chuchoter. Je ne veux que cela. Je t’en prie.
Je fermai les paupières, dans l’attente du non définitif. Aucune réponse ne me parvint, cependant, et j’entendis que sa respiration devenait saccadée. Stupéfaite, je rouvris les yeux. Ses traits étaient déchirés par le doute.
— Je t’en prie, répétai-je, le cœur battant. Je n’exige pas de garanties. Si ça ne marche pas, tant pis. Mais essayons, au moins. Ensuite, je te donnerai ce que tu souhaites. Le mariage. L’autorisation de payer pour Dartmouth. Je ne me plaindrai pas que tu leur graisses la patte pour m’y faire entrer. Tu pourras même me payer une voiture rapide si tu en as envie. Mais… s’il te plaît.
Ses bras de glace se resserrent autour de moi, ses lèvres frôlèrent mon oreille, son haleine gelée provoqua mes frissons.
— C’est intolérable. Il y a tant de choses que je voudrais te donner, et tu me demandes cela. Imagines-tu à quel point il m’est douloureux de te le refuser quand tu me supplies ainsi ?
— Alors, accepte.
Il ne releva pas.
— Je t’en prie, répétai-je.
— Bella…
Il secoua lentement la tête, mais ce n’était plus pour exprimer un refus, plutôt sa reddition, cependant que sa bouche picorait ma gorge. Mon cœur s’emballa et, une fois encore, je poussai mon avantage. Lorsqu’il tourna son visage vers moi, je plaquai mes lèvres sur les siennes. Ses mains s’emparèrent de mes joues, je crus qu’il allait me repousser. Il n’en fut rien. Il me rendit mon baiser avec violence, un mélange de désespoir et d’indécision. Contre ma peau soudain brûlante, son corps me sembla glacial comme jamais. Je me mis à trembler, mais pas de froid.
Ce fut à moi d’interrompre notre baiser pour reprendre mon souffle. Ses lèvres ne quittèrent pas ma peau, se déplacèrent sur mon cou. Le sentiment de victoire m’emplit d’un vertige, d’une sensation de puissance, de courage. Mes mains étaient fermes, à présent, et déboutonnèrent sa chemise sans difficulté. Mes doigts se promenèrent sur son torse de neige. Il était tellement beau. Quel mot venait-il d’employer ? Intolérable. C’était ça. Sa beauté était presque intolérable… Je ramenai sa bouche sur la mienne, et il fut aussi empressé que moi. Une de ses mains tenait mon menton, l’autre enlaçait ma taille, me serrant contre lui. J’eus un peu plus de mal à dégrafer mon corsage, y parvins cependant.
Deux fers implacables emprisonnèrent soudain mes poignets et soulevèrent mes bras au-dessus de ma tête qui se retrouva brutalement sur l’oreiller.
— Voudrais-tu s’il te plaît cesser de te déshabiller, Bella ? chuchota sa voix de velours.
— Tu préfères t’en charger ?
— Pas ce soir, répondit-il, toute sa maîtrise retrouvée.
— Edward, ne…
— Je n’ai pas dit non, juste pas ce soir.
— Donne-moi une bonne raison justifiant cette décision.
— Je ne suis pas né d’hier, rigola-t-il. De nous deux, lequel à ton avis est le moins enclin à accorder à l’autre ce que ce dernier réclame ? Tu viens de promettre de m’épouser avant ta transformation, mais si je cède aujourd’hui, quelle garantie ai-je que tu ne fileras pas trouver Carlisle au matin ? Je suis bien moins réticent que toi à t’offrir ce que tu exiges. Donc… tu passes en premier.
— Quoi ? m’exclamai-je, ahurie. Il faut que je me marie d’abord ?
— Oui. C’est à prendre ou à laisser. Nous faisons des compromis, je te rappelle.
Il m’enlaça, se remit à m’embrasser de façon éhontée, trop persuasive, presque contraignante, coercitive. Je tentai de garder les idées claires – en vain.
— C’est une très mauvaise idée, haletai-je quand il m’autorisa enfin à respirer.
— Ta réaction ne me surprend pas. Tu es tellement têtue.
— Je ne comprends pas. Je croyais tenir le bon bout… pour une fois, et voilà que…
— Tu es désormais fiancée.
— Pouah ! Je t’en prie, évite ces mots !
— Serais-tu prête à reprendre ta parole ?
Il se recula, et je constatai qu’il était aux anges, qu’il s’amusait comme un fou. Je le fusillai du regard.
— Alors ? insista-t-il.
— Non, râlai-je. Tu es content ?
— C’est l’extase ! se moqua-t-il en me régalant de son sourire éblouissant. Et toi, tu ne l’es pas ?
D’un baiser également trop persuasif, il coupa mes grognements.
— Si, un peu, admis-je. Mais pas à propos du mariage.
Nouveau baiser.
— N’as-tu pas l’impression que nous faisons les choses à l’envers ? La tradition voudrait que tu prennes mon parti, et moi le tien.
— Toi et moi n’avons rien de traditionnel.
— C’est vrai.
Il se remit à me bécoter, jusqu’à ce que mon cœur s’affole, et que ma peau s’enflamme.
— Écoute, Edward, murmurai-je, cajoleuse, j’ai juré de t’épouser, je ne me rétracterai pas. Si tu y tiens, je suis d’accord pour signer un pacte de mon sang.
— Ce n’est pas drôle.
— N’empêche. Je n’ai pas l’intention de te rouler dans la farine. Tu me connais. Il n’y a donc aucune raison d’attendre. Nous sommes seuls, ce qui n’arrive jamais, tu as acheté ce grand lit très confortable, et…
— Pas ce soir, répéta-t-il.
— Tu n’as pas confiance en moi ?
— Bien sûr que si.
Il embrassait ma paume, et je repoussai son visage pour mieux l’observer.
— Alors, où est le problème ? Ce n’est pas comme si tu allais perdre, à la fin. D’ailleurs, tu gagnes toujours.
— Simple mesure de précaution.
Je plissai le front. Ses traits recelaient une espèce de retenue qui m’incita à penser qu’il gardait par-devers lui une motivation secrète.
— Toi, tu me caches quelque chose. Aurais-tu l’intention de reprendre ta parole ?
— Non, promit-il, solennel. Je te jure d’essayer. Après nos noces.
— Tu me cantonnes dans le rôle du méchant d’un mélodrame, maugréai-je avec un rire sombre. Celui qui tortille sa moustache tout en essayant de ravir sa vertu à une malheureuse innocente.
Ses prunelles circonspectes se posèrent sur moi, puis il s’empressa d’enfouir sa tête dans mon giron.
— C’est donc ça ! m’écriai-je, plus surprise qu’amusée. Tu défends ta vertu.
Je plaquai ma main sur ma bouche afin d’étouffer un éclat de rire. Ces paroles avaient l’air tellement démodées !
— Mais non, idiote. C’est la tienne, que je tâche de défendre. Et tu ne me facilites pas la tâche, loin de là.
— De toutes les âneries que tu…
— Permets-moi de te poser une question, me coupa-t-il promptement. Nous avons déjà abordé ce sujet, mais fais-moi plaisir. Combien de personnes dans cette pièce ont-elles une âme ? Un billet pour le paradis, ou ce qui existe après cette vie sur Terre.
— Deux, répondis-je sans hésiter.
— Admettons. Malgré les innombrables dissensions à ce propos, la majorité des êtres vivants semblent considérer qu’il existe des règles à suivre.
— Celles des vampires ne te suffisent pas ? Tu veux aussi prendre en compte celles des humains ?
— Cela ne mange pas de pain. Au cas où. Certes, pour moi, il est sans doute déjà trop tard, que tu aies raison ou non quant à l’existence de mon âme.
— Faux.
— Tu ne tueras point est un commandement commun à la plupart des croyances. Or, j’ai tué nombre de gens, Bella.
— Des affreux.
— Ce détail pèsera peut-être dans la balance, peut-être pas. Toi, en revanche, tu n’as tué personne.
— Tu n’en sais rien.
Il sourit, ignora cependant mon interruption.
— Et j’ai bien l’intention de t’empêcher de prendre les chemins de la tentation.
— D’accord. Je te signale néanmoins que nous ne parlions pas de meurtres.
— Des principes identiques s’appliquent. La seule différence, c’est que je suis tout aussi innocent que toi dans ce domaine. Ai-je le droit de ne pas transgresser une loi ?
— Une seule ?
— J’ai volé, menti, convoité… ma vertu est tout ce qu’il me reste.
— Moi aussi, je passe mon temps à mentir.
— Certes, mais de façon tellement maladroite que ça ne compte pas, personne n’y croit.
— J’espère vraiment que tu te trompes, parce que, sinon, Charlie va débouler d’un instant à l’autre en brandissant une arme.
— Charlie est plus heureux quand il fait mine d’avaler tes salades. Il préférerait se mentir plutôt que d’y regarder d’un peu près.
— Qu’as-tu convoité ? Tu possèdes déjà tout.
— Toi. Je n’avais aucun droit de te vouloir, pourtant je t’ai prise. Et maintenant, regarde ce que tu es devenue ! Tu essayes de séduire un vampire.
— On ne convoite pas ce qui nous appartient déjà. Et puis, je croyais que tu te souciais de ma vertu.
— C’est le cas. S’il est trop tard pour ce qui me concerne… que je sois damné, sans jeu de mots, si je te laisse l’être aussi.
— Tu ne m’obligeras pas à aller où tu ne seras pas. Telle est ma définition de l’enfer. De toute façon, j’ai la solution : évitons de mourir, compris ?
— Cela paraît si simple ! Pourquoi n’y ai-je pas pensé ?
Il me sourit, jusqu’à ce que je cède et maugrée mon assentiment.
— Donc, tu ne dormiras pas avec moi avant que nous ne soyons mariés ?
— Techniquement, je ne dormirai jamais avec toi.
— Très amusant, Edward !
— Ce détail mis à part, tu as raison.
— Je crois que tu es poussé par une arrière-pensée.
— Laquelle ?
— Tu sais que cela ne fera qu’accélérer les choses.
Il tenta de réprimer une moue narquoise.
— Il n’y a qu’une chose que je désire accélérer, le reste peut attendre l’éternité… pour cela, il est vrai que des hormones d’humaine impatiente sont un puissant allié.
— Je suis ahurie de marcher là-dedans. Quand je songe à Charlie… et à Renée ! Tu imagines la réaction d’Angela ? De Jessica ? J’entends d’ici les ragots.
Il sourcilla, non sans raison. Qu’importaient les rumeurs, puisque je partirais bientôt de Forks pour ne plus y revenir ? Étais-je d’une telle hypersensibilité que je répugnais à supporter quelques semaines de regards en coin et de questions tendancieuses ? Cela ne m’aurait peut-être pas autant ennuyée si je n’avais su que, comme tout le monde, j’aurais moi aussi donné dans les bavardages condescendants si quelqu’un d’autre avait choisi de s’unir cet été. Ces mots… Aaaaah ! J’en frissonnai d’horreur. En même temps, je n’aurais sans doute pas été aussi agacée si je n’avais été élevée dans une sainte détestation du mariage.
— Il ne sera pas nécessaire d’organiser une cérémonie en grande pompe, intervint Edward, interrompant mes angoisses. Je ne réclame pas de fanfare. Inutile que tu préviennes qui que ce soit non plus. Nous irons à Las Vegas, en vieux jeans, dans une chapelle accessible en voiture. Même pas la peine d’en descendre ! Je désire seulement que ce soit officiel, que tu sois unie à moi pour le meilleur et pour le pire.
— J’estime que notre relation est déjà assez officielle comme ça, répliquai-je.
Sa proposition ne m’était toutefois pas désagréable. Seule Alice serait déçue.
— On verra bien, souffla-t-il, ravi. Tu ne désires pas ta bague tout de suite, hein ?
— Non merci, en effet.
— Parfait. Je te la passerai au doigt bien assez tôt.
— Tu en parles comme si tu l’avais déjà.
— C’est le cas. Et je suis prêt à te l’enfiler de force au premier signe de faiblesse de ta part.
— Tu es incroyable.
— Tu veux la voir ?
Ses yeux topaze brillaient d’enthousiasme, soudain.
— Non ! criai-je.
Je regrettai aussitôt de m’être laissé emporter, quand ses traits se fermèrent.
— Sauf si tu tiens absolument à me la montrer, me rattrapai-je en serrant les mâchoires pour contenir ma terreur irrationnelle.
— Non, ça peut attendre.
— Montre-moi cette fichue bague, Edward, soupirai-je.
— Non.
— S’il te plaît ?
— Tu es la créature la plus dangereuse qui soit, bougonna-t-il.
Pourtant, il se leva et s’agenouilla avec une grâce inconsciente devant la table de nuit. Il regagna le lit en un clin d’œil et passa un bras autour de mes épaules. Il déposa un écrin noir en équilibre sur mon genou.
— Vas-y, regarde ! m’ordonna-t-il avec brusquerie.
J’eus du mal à m’emparer de la petite boîte, m’y forçai cependant, ne voulant pas le blesser une deuxième fois. Je caressai le satin sombre, hésitante.
— Tu n’as pas dépensé trop d’argent, n’est-ce pas ? m’enquis-je.
— Pas un fifrelin. C’est encore de la récupération. Mon père avait offert cette bague à ma mère.
— Oh ! m’exclamai-je, surprise.
Je pinçai le couvercle entre mon pouce et mon index, ne le soulevai pas cependant.
— Elle est un peu démodée, dit-il sur un ton d’excuse outré. Dépassée, comme moi. Si tu préfères, je t’achèterai quelque chose de plus moderne. Chez Tiffany, par exemple.
— J’aime les objets vieillots.
J’ouvris l’écrin. La bague d’Elizabeth Masen brilla sur son satin noir. Le cœur en était ovale, bordé de pierres rondes placées en rangs inclinés qui étincelaient. La monture était délicate, fine, et en or, fragile réseau qui sertissait les diamants. Je n’avais jamais rien vu de pareil. Sans réfléchir, je caressai le bijou scintillant.
— Elle est si jolie ! murmurai-je.
— Tu l’aimes ?
— Pourquoi ne l’aimerais-je pas ? ripostai-je, faussement indifférente. Elle est magnifique.
— Essaye-la.
Je serrai la main gauche.
— Je ne vais pas la souder à ton doigt, Bella, soupira-t-il. C’est juste pour voir s’il faut l’adapter. Tu auras le droit de l’enlever tout de suite.
— Bon.
Il s’empara du bijou avant moi et le glissa à mon annulaire, puis il leva ma main, et nous examinâmes l’effet qu’elle produisait contre ma peau. La porter n’était pas aussi terrible que je l’avais craint.
— C’est la bonne taille, commenta-t-il. Tant mieux, ça m’évitera de passer chez le bijoutier.
Sous la décontraction affichée, je devinai une forte émotion, ce que me confirma un coup d’œil dans ses prunelles.
— Ça te plaît, hein ? demandai-je en agitant mes doigts, tout en pensant qu’il était vraiment dommage que je ne me fusse pas cassé la main gauche.
— Oui, admit-il en prenant toutefois soin de hausser les épaules, incarnation de la nonchalance. Elle te va très bien.
Je contemplai ses yeux, tâchant d’identifier ce qui couvait sous la surface. Il croisa mon regard, et toute son indifférence affectée s’évapora d’un coup. Il rayonnait de joie, victorieux, si beau que j’en eus le souffle coupé. Il m’embrassa avec fougue, et quand il se sépara de moi, il était aussi hors d’haleine que moi.
— Oui, je l’adore. Tu n’imagines pas à quel point.
— Je te crois volontiers, haletai-je.
— Cela t’ennuierait-il que je fasse quelque chose ? murmura-t-il en resserrant son étreinte.
— Tout ce que tu voudras.
Il se détacha de moi.
— Pas ça ! me récriai-je cependant en comprenant soudain.
Ignorant mes protestations, il m’aida à me lever du lit avant de se poster devant moi, mains sur mes épaules, l’air grave.
— Je tiens à ce que ce soit fait dans les règles, dit-il. Alors, s’il te plaît, je t’en conjure, garde à l’esprit que tu as déjà accepté et ne me gâche pas ce moment.
Sur ce, il mit un genou à terre.
— Flûte ! gémis-je.
— Chut ! m’intima-t-il.
Je respirai un bon coup.
— Isabella Swan, déclara-t-il en me contemplant à travers ses cils trop longs, ses yeux dorés empreints de douceur et pourtant brûlants, je te jure de t’aimer pour la vie, chaque jour restant jusqu’à la fin du monde. Acceptes-tu de m’épouser ?
Des tas de phrases me démangeaient la langue, dont plusieurs pas très gentilles, d’autres plus entachées d’un romantisme guimauve écœurant qu’il ne m’en pensait capable sans doute.
— Oui, me bornai-je cependant à chuchoter, par crainte de me ridiculiser.
— Merci.
Prenant ma main gauche, il baisa chacun de mes doigts avant d’embrasser la bague qui m’appartenait désormais.